Dix lectures qui ont marqué mon année 2024
En cette fin d’année, cette page est une occasion pour moi de faire une petite présentation de quelques lectures marquantes qui ont rythmé mes mois en 2024. Les dix ouvrages que je vais brièvement introduire m’ont suffisamment captivé pour que je parvienne à les lire dans leur intégralité et à en retenir les principaux enseignements (je dois avouer que ma mémoire n’est pas toujours fiable sur ce point, mais je me console en me souvenant des bons mots de Pierre Bayard à ce sujet). Les rassembler et en donner un aperçu ici est non seulement une manière de garder une trace, mais aussi, je l’espère, une opportunité d’éveiller la curiosité des lecteurs, s’il y en a…
Au programme : sociologie, médias, Japon, et même heavy metal ! L’ordre de présentation ne suit aucune logique chronologique ou de préférence particulière.
Freedman Alisa, Japan on American TV: Screaming Samurai Join Anime Clubs in the Land of the Lost, Ann Arbor, Association for Asian Studies, 2021, 202 p.
Suivre l’activité éditoriale anglo-saxonne sur les thèmes qui m’intéresse est une tâche à la fois incontournable et toujours un peu fastidieuse, tant les publications sont nombreuses chaque année. Je dois avouer mes difficultés à rester « à la page ». Mais heureusement, il faut bien reconnaitre que les propositions des algorithmes de suggestion d’ouvrages font parfois bien les choses. Le livre Japan on American TV d’Alisa Freedman est tout à fait passionnant. L’auteure y retrace l’évolution de la façon dont le Japon est dépeint dans l’univers télévisuel américain, des années 1950 à aujourd’hui. L’argument principal est que les représentations du Japon dans les programmes américains évoluent au fur et à mesure que la place du Japon elle-même évolue sur la scène internationale. Le pays passe d’un pays agresseur à celui de grand influenceur culturel, en passant par l’image de l’usine à produit électronique du monde. Fort de son hégémonie culturelle, la télévision américaine va ainsi guider l’opinion sur la posture à prendre vis-à-vis de l’ancien ennemi à travers la création de personnages incarnant les nouveaux visages du Japon. Ne connaissant pas vraiment le contenu des programmes sur lesquels l’auteure base son analyse, je dois avouer avoir souvent dû faire des recherches supplémentaires sur Internet afin de me faire une idée des la façon ont été dépeints les personnages de chaque émission. Mais le livre n’en reste pas moins tout à fait intéressant. Je me dis qu’une enquête similaire à partir de productions culturelles françaises pourrait aussi être pertinente.
Boltanski Luc, Esquerre Arnaud et Lazarus Jeanne, Comment s’invente la sociologie: parcours, expériences et pratiques croisés, Paris, Flammarion, 2024, 442 p.
L’une de mes lectures préférées de cette année a été celle du livre coécrit par Luc Boltanski, Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus, Comment s’invente la sociologie : parcours, expériences et pratiques croisés. Première précision, il ne s’agit pas d’une juxtaposition de récits autobiographiques (ce que pourrait laisser croire le sous-titre). On y retrouve bien sûr des informations sur le déroulement des parcours des trois auteurs (Luc Boltanski était le directeur de thèse des deux co-auteurs), ce qui les a amenés à travailler sur leurs objets, puis à publier certains livres ou articles. Les différences générationnelles permettent de voir comment le métier de sociologue a pu évoluer. Mais si le livre m’a particulièrement intéressé, c’est surtout grâce aux nombreuses descriptions que donne Luc Boltanski sur l’arrière-boutique du travail de chercheur il y a cinquante ans. Il y décrit très clairement comme on entrait dans le métier à l’époque, comment se construisait les carrières, les laboratoires, les revues, l’importance du format “séminaire” dans la construction d’un projet intellectuel : tous ces éléments structurants de la vie scientifique, mais dont les acteurs contemporains ne maitrisent pas toujours l’histoire (c’est mon cas, je dois l’avouer). Les réflexions développées par Boltanski sur les relations entre enquête journalistique et enquête sociologique sont aussi très riches et m’ont permis de me diriger vers d’autres lectures (notamment le chapitre du livre de Énigmes et complots qui porte aussi sur ce thème).
Yoshimi Shunya 吉見俊哉, Saraba tōdai : ekkyō suru chishikijin no hanseiki「さらば東大 越境する知識人の半世紀」(Adieu Tōdai : le demi-siècle d’un intellectuel transnational), Tokyo, Shueisha 集英社, 2023, 304 p.
Cet ouvrage de Yoshimi Shunya est un peu dans la même veine que le précédent. Il s’agit d’un livre dans lequel le sociologue revient sur l’ensemble de sa carrière à l’Université de Tokyo. Le cœur de ce livre est une discussion croisée entre Yoshimi et deux de ces anciens étudiants devenus collègues. Mais à la différence du livre précédent, les deux disciplines semblent surtout là que pour faire parler leur maitre sur son œuvre (ce qui ne les empêche heureusement pas d’être parfois critiques à son égard). Le livre propose aussi une version texte de la conférence finale (最終講義) que le chercheur a donnée au moment de son départ (la conférence est intégralement accessible en anglais et en japonais en version vidéo ici : https://www.iii.u-tokyo.ac.jp/event/230210event-2). En revenant sur sa carrière, Yoshimi décrit ce qui l’a amené à travailler sur des objets dont les connexions ne sont pas forcément apparentes au premier abord : le théâtre, les médias, la culture, les États-Unis, l’institution impériale. Pour le sociologue, c’est avant tout son intérêt pour la ville 都市 qui fait le lien entre tous ces objets. Pour les personnes qui ne connaissent pas encore la richesse de son œuvre, ce livre peut être une bonne occasion de découvrir ces principaux travaux de façon introductive.
Desrosières Alain, La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2010, 462 p.
La lecture de classiques en sciences humaines et sociales est une tâche à laquelle j’essaie de m’appeler régulièrement, même quand leur objet est assez éloigné de mes intérêts de recherche. Mon effort en la matière a été de me lancer dans le fameux ouvrage d’Alain Desrosières La politique des grands nombres. Bien que le livre date de 1993, celui que j’ai eu entre les mains est une réédition de 2010 publiée par La Découverte. L’objectif principal est de penser les liens entre la création de la statistique publique et la construction de l’État, à travers une analyse sociohistorique centrée sur les sociétés française, allemande, anglaise et états-unienne des XIXe et XXe siècles. Parmi les nombreux intérêts du livre, c’est sans doute sa capacité à faire peu à peu comprendre comment l’institutionnalisation du savoir contribue à l’élaboration des univers nationaux dans lesquels nous vivons et à la façon dont nous les percevons qui a retenu mon attention. Alors que les sciences sociales cherchent à faire émerger des règles de cohérence au fonctionnement des sociétés, la focale du livre sur le développement de la science des statistiques par un historien donne un effet de mise en abime assez surprenant.
Suzuki Daisuke 鈴木大介, Netto uyoku ni natta chichi ネット右翼になった父 (Mon père, cet activiste de droite en ligne), Tokyo, Kōdansha 講談社, 2023, 248 p.
J’ai lu ce livre au moment de mon arrivée pour un terrain de deux mois au Japon durant l’été 2024. M’intéressant depuis quelques années au thème du « conservatisme en ligne » (plusieurs termes existent pour le décrire. On trouve parfois le mot ネット右翼 – très présent dans les médias ou encore ネット右派, préféré par certains chercheurs, notamment le sociologue Itō Masaaki), j’essaie toujours de garder un œil sur les publications (là aussi nombreuse) sur le sujet. Comme son titre peut le laisser deviner, ce livre n’est pas une enquête réalisée par un universitaire, mais plutôt une réflexion personnelle développée par un journaliste (Suzuki est connu pour son investissement dans les différents mouvements de soutiens aux personnes victimes de difficultés économiques) sur la vie de son propre père. Le format prend celui d’une enquête qui débute véritablement après la mort de ce dernier. L’auteur est alors pris d’un doute : et si son père n’était pas lui-même devenu au cours des dernières années de sa vie l’un de ces « netto uyoku » dont les médias et les chercheurs japonais s’inquiétaient de la montée en puissance depuis plus d’une décennie ? Les preuves semblent accablantes : des dossiers dans son ordinateur portant les mentions “haines contre les Coréens” (嫌韓), des revues conservatrices posées ci et là dans sa chambre, l’utilisation d’expressions typiques du discours conservateur comme l’expression マスゴミ (alors même que son fils est journaliste), les propos agressifs régulièrement tenus à l’encontre de sa fille qui élève seule son enfant. Au fur et à mesure des chapitres, on comprend que la situation est pourtant plus complexe. L’auteur en vient peu à peu à douter de cette version un peu rapide pour prendre ses distances avec cette notion très en vogue dans les médias entre la fin des années 2000 et le début des années 2010. L’analyse se transforme alors en une réflexion sur sa propres vision du monde et l’écart grandissant entre les valeurs propres à chaque génération dans le Japon contemporain.
Satō Takumi 佐藤卓己, Aimaisa ni taeru – netatibu riterashī no susume あいまいさに耐える – ネガティブ・リテラシーのすすめ (Suporter l’ambiguïté – recommandations pour une littératie négative), Tokyo, Iwanami Shoten 岩波書店, 2024, 211 p.
S’il y a un chercheur japonais dont j’essaie de ne rater aucune des publications, c’est bien l’historien Satô Takumi. Grand spécialiste des médias japonais et de la notion d’opinion publique (輿論/世論), Satô est un auteur prolifique dont la production est vraiment dense (il m’a déjà expliqué sa méthode – se lever à 5h du matin tous les jours et consacrer sa matinée à l’écriture – et j’avoue que je serais bien incapable d’en faire autant). Ce shinsho sorti à la fin du mois d’août est en fait une compilation de chroniques que l’historien a signées dans les pages de plusieurs journaux et magazines entre 2005 et 2024. L’idée principale est la suivante : à l’âge où le numérique et l’intelligence artificielle menacent de plus en plus nos capacités à discerner le vrai du faux dans le flux d’actualité incessant qui nous entoure, il faut cultiver notre capacité à supporter l’incertitude et l’ambiguïté. Le message peut paraître simple, mais l’auteur nous propose de réfléchir à cette question à travers toute une série d’événements qui ont marqué le Japon des vingt dernières années. Soit dit en passant, j’ai l’impression que le format shinsho, toujours bien placé dans les libraires japonaises, est propice aux projets éditeurs consistant à compiler des textes publiés ailleurs dans un format unique.
Thireau Isabelle, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020, 386 p.
Comme le rappel Pierre Bayard, il y a des livres que l’on n’a pas forcément lus, mais que l’on a l’impression de connaitre, tant on a eu des occasions d’en entendre parler. Pour moi, ça a été un moment le cas à propos de l’ouvrage d’Isabelle Thireau, Des lieux en communs. J’ai eu l’occasion d’écouter la sociologue le présenter à plusieurs reprises après sa publication en 2020, et j’ai sans cesse repoussé sa lecture en me disant que j’attendrais une période un peu moins agitée. Celle-ci ne venant pas, j’ai finalement pris le livre chez Gibert sur un coup de tête. Le constat est sans appel : j’aurais dû l’acheter plus tôt. Isabelle Thireau nous emmène dans une enquête ethnographique de plusieurs années sur la place Shengli situé dans le centre de ville de Tianjing où l’on suit les habitants qui viennent y danser ou y pratiquer diverses activités. Au-delà de la richesse des analyses, ce livre montre de façon très fine comment subsistent des modes de prises de paroles et de critique des institutions dans la Chine du début du XXIe siècle. En refermant le livre, une seule question continue de me trotter dans la tête : une telle enquête serait-elle encore possible dans la Chine post-covid 19 de Xi Jinping ? Les discussions avec les collègues sinologues qui m’entourent me laissent malheureusement sceptique à ce sujet.
Menza Nick, Megalife, The Autobiography of Nick Menza, Brentwood, Post Hill Press, 2018 240 p.

Parmi les livres que j’apprécie, je dois avouer mon faible pour les biographies de musiciens appartenant à mes groupes favoris. Les raisons de cet intérêt sont les mêmes que pour les ouvrages retraçant les parcours de chercheurs : l’envie de mieux comprendre ce qui se passait dans la vie personnelle de mes idoles au moment où elles ont réalisé les œuvres (livres ou albums) grâce auxquelles je les ai découvertes. Dans ce milieu, l’activité éditoriale reste tout de même moins riche qu’en sciences humaines et sociales ou en littératures. Cette année, j’ai jeté mon dévolu sur « l’autobiographie » du batteur Nick Menza, décédé d’une crise cardiaque en 2016. Le livre est en réalité posthume, car il est sorti plusieurs mois après la mort du musicien. Comme très souvent dans ce milieu, il s’agit d’un livre plus ou moins écrit à quatre mains, avec l’aide d’un journaliste. À la lecture, on comprend rapidement qu’il s’agit surtout d’entretiens retranscrits et édités. Mais cela n’enlève rien de la teneur informative du livre. Évidemment, dès l’ouverture, il y a question de la relation complexe de Nick Menza avec Dave Mustaine, leader du groupe de heavy metal Megadeth (d’où le clin d’œil dans le titre) grâce auquel il s’est construit sa notoriété. Mais loin de se limiter à une succession d’anecdotes relevant des classiques mésaventures d’une rock-star des années 1990, on apprend énormément de choses sur le rapport de Nick à la musique (il est le fils du célèbre jazzman Menza) et à la créativité en général, ainsi que des détails intéressants sur l’organisation des carrières des musiciens dans ce style de musique en particulier.
Coumel Laurent, 24 de la vie à Tchernobyl, Paris, PUF, 196 p.
Le livre de Laurent Coulmel 24 heures de la vie à Tchernobyl est un petit bijou. Il fait partie de la collection « 24 de la vie de… » publiée au PUF (on y retrouve un volume sur la vie d’Elisabeth II, sur la vie en RDA, ou encore de la vie d’un restaurant dans le Paris du Second Empire => https://www.puf.com/24-heures-de-la-vie). L’auteur nous emmène dans le quotidien des habitants de la ville de Pripriat, à quelques kilomètres de la célèbre centrale nucléaire soviétique. Alors qu’elle doit précisément son existence aux besoins humains nécessaires à la construction et au fonctionnement de la centrale, on apprend que la ville est à l’époque l’un des lieux en URSS où la vie est la plus agréable. On y suit le parcours et les activités au jour le jour des ingénieurs qui étaient aux commandes lors de cette triste nuit du 26 avril 1986. Après une première partie qui nous ramène aux quelques heures qui précèdent et suivent l’accident, le livre est structuré autour de chapitres thématiques portant sur la nourriture de l’époque, l’habillement, l’amour ou encore la culture. Cette promenade dans les rues de Pripiat en ce printemps 1986 constitue, en citant l’auteur, un « poste d’observation » de premier ordre pour mieux comprendre ce qu’était la vie en URSS à la fin au milieu des années 1980.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
César Castellvi (31 décembre 2024). Dix lectures qui ont marqué mon année 2024. Médias et espace public dans le Japon contemporain. Consulté le 7 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13117